• Prologue

    Assis sur la natte autour du plat traditionnel sénégalais, ils mangent, ses frères et elle.




     

     

    Elle se lève et rince la main qui plongeait dans le mets.

    — Mais que vais-je faire avec toi ? Comment vas-tu grandir et vivre si tu picores deux poignées de riz ? se lamente Mère.

    Elle marmonne entre ses dents :
    « Dans deux jours, une âme s’en va rejoindre les ancêtres. »

    — Quoi, rugit Mère, que dis-tu ?

    Elle répète la phrase un peu plus haut.
    Une gifle retentissante chauffe vivement sa joue.

    — Tiens, petite sorcière ! Et tais-toi, tu ne vas pas recommencer avec tes rêves et tes esprits !

    Elle a mal mais ne dit mot. 
    Elle ne pleure même pas. 
    Elle est juste un peu étourdie par la claque.
    Dans sa tête, les images du cauchemar persistent.
    Une crispation douloureuse tord son ventre. Ce sera impossible pour elle de jouer avec les autres enfants tant que ce malaise ne sera pas dissipé.

    — Cette fois, j’informe ton père.

    Furieuse, Mère quitte la case, les laissant ses frères et elle

    Elle a peur, se recroqueville sur le sol.
    Père entre, il s’approche doucement.

    — Je veux être seul avec elle.

    Dépitée, Mère sort avec ses gamins en poussant de gros soupirs. 
    Elle tremble.

    — Alors, qu’as-tu vu cette fois ?

    Elle est rassérénée par le calme et la bonté qui se dégagent de la voix paternelle.
    Tandis qu’il lui prend la main, elle sanglote.

    — Ce n’est pas ma faute, ce sont mes rêves Pàppa.
    — Tu as eu les mêmes visions que les autres fois ?
    — Oui. 
    — Je te crois. Il est cependant difficile d’accepter qu’à travers toi, les esprits nous annoncent encore un malheur, soupire-t-il.

    Il la redresse, l’attire contre lui, caresse un instant ses cheveux tressés, puis s’en va.

    Père apprend le soir que son premier fils est rentré en sang, accidenté.
    Il décède le surlendemain.
    Accablé, Père prie.
    Comme la plupart des Sénégalais, il est musulman.
    Cependant les traditions animistes de la lignée familiale restent encore bien ancrées.

    Elle comprend qu’il contacte les esprits de ses ancêtres.
    Il leur demande d’accueillir cette nouvelle âme qui rejoint la lumière.

    Le village observe un grand silence pour celui qui n’a pas eu le temps d’accomplir ce à quoi il était destiné.

    L’avenir de sa petite est-il déjà déterminé ?
    Quel est le plan d’Allah ?
    Mère discute avec ses coépouses.

     




     
    — Elle a cinq pluies et son corps est celui d’une enfant de deux ans. Vivra-t-elle encore longtemps ?
    Aucune nourriture ne l’attire, comment la stimuler à manger ?
    Faut-il aller trouver un marabout ?

     

     

     

    Mère cherche des solutions à cette inquiétude qui lui mord le cœur :

    « Je ne veux plus perdre d’enfant, qu’Allah me guide et me protège ».


    Les semaines passent.

    Elle perçoit que son énergie diminue, se sent misérable, légère : une plume que le vent va emporter. Atteindra-t-elle bientôt la terre des ancêtres ?
    Partagera-t-elle la joie de ces esprits qu’elle rencontre la nuit ? 

    Elle reste couchée dans la case à l’écoute des bruits du quotidien, devine les activités de chacun et se réjouit de ne plus y participer. 

    Elle écoute la musique du transistor mis à son maximum, elle peut même imaginer la silhouette qui ondule et tape des pieds en se penchant légèrement en avant.
    Mais elle qui aime danser, elle reste amorphe, juste capable de se mouvoir pour le strict nécessaire.

    Sa grand-mère vient la voir avec une tisane de kinkéliba à laquelle elle a ajouté le bon miel qu’elle apprécie. Après quelques gorgées, déglutir lui demande trop d'effort ! 
    Elle se sent attirée vers cette autre chose qui lui apparaît comme une grande paix, un champ galactique où elle se promènerait, seule, au milieu des étoiles.

    Dès qu’elle est éveillée, elle reçoit la visite des femmes de son père, des présences maternantes, un enveloppement chaleureux, une authentique sollicitude.
    Elles passent tour à tour, la stimulent à se lever, se laver, lui apportent un fruit ou quelques noix de cajou.

    Mais voilà qu’elle n’a plus la force ni de bouger, ni de parler. 
    Elle a froid, elle couvre son corps filiforme.
    A l’extérieur, tous se plaignent de l’intensité du soleil.

    Père réunit un grand palabre. Il prend les conseils des notables du village, les vieux qui se réunissent habituellement pour traiter les affaires de la communauté.
    Il va trouver l’imam.
    Mais, de toutes ses démarches, il rentre bredouille, vaincu par cette espèce de sort jeté sur son enfant. Aussi écoute-t-il la sagesse des féticheurs. Quelque chose de plus puissant que l’humain est en jeu.
    Il faut collaborer avec les boekings et les génies protecteurs de la famille.
    A n’en pas douter, les esprits sont irrités.

    Le marabout est là.
    Pour éloigner le mauvais sort et la mauvaise magie, il prie et réalise les rituels de purification. « Qu’a donc cette fillette ? »

    C’est au moment où, brutalement, le soleil décline, que l’idée jaillit.
    — Qui est son homonyme ?
    — A son baptême elle a reçu le prénom de ma maman.
    C’est Mère qui répond et il y a de l’amertume dans sa voix.

    Le vieux, attentif, capte quelque chose.
    Il interroge :

    — Comment a-t-elle vécu ?
    — Elle est morte très jeune, dit Mère.

    Le marabout se lève.
    Avant de quitter la case, il se tourne vers elle et vient avec douceur lui caresser la joue. Il lui passe un gri-gri autour du cou, fait de racines de caïlcedrat.
    Dans un demi sommeil, elle entend du brouhaha, des gens qu’on appelle.

    Père comprend qu’il y a urgence.
    Le marabout, le saint homme, semble avoir trouvé.
    Mais bien sûr, cela semble évident : prénommée comme son aïeule, la petite « porte » sa destinée !
    Il faut la dégager !
    La cérémonie au fleuve doit avoir lieu au plus vite, afin que l’énergie de vie reprenne place dans le corps de l’enfant.

    Père se rend chez le meilleur chasseur du village. Il va sans doute le réveiller mais tant pis. 

    — Salam Aleikum !
    L’homme sort de sa case.
    — Ecoute-moi, c’est urgent.
    Père explique sa requête. L’homme s’enduit d’une graisse mêlée d’excréments d’animaux, il empeste. Père sourit : l’odeur humaine camouflée, les chances seront de leur côté.




    Le chasseur part immédiatement à la recherche de sa proie car une hyène, c’est uniquement le soir ou la nuit qu’il peut la dénicher et la tuer.

    Parce qu’il sait que cette femme généreuse est attachée à elle, c’est à sa première épouse que Père demande de préparer le plat requis pour le rituel.

    Père revient vers elle, saisit ses chevilles et y glisse des liens tissés. La fibre végétale gratte sa peau.

    — Ainsi tu resteras éveillée, lui dit-il.
    Elle comprend qu’il sous-entend « vivante ».

    Mère se couche auprès d’elle, lui offre la chaleur de son corps confortable. Elle s’y appuie le dos, les fesses, sent le rebondi ferme du nouvel enfant qui pousse dans le ventre accueillant, se laisse glisser dans une douce langueur.

    Le vieux marabout s’assied sur le sable, devant l’entrée de la case.
    Il joue de la kora et, de temps en temps, il chante.
    Père s’en approche : ils vont passer ensemble les heures qui les séparent du petit jour, en totale confiance.
    Pour invoquer l’âme du charognard, ils établissent le contact au son du ngoni.
    C’est le contremaître qui le fait vibrer.

    Des trois cordes du manche, il tire des sons aigus, ceux qui emportent avec eux la prière.
    De la main, il imprime un mouvement de percussion régulier sur la calebasse.
    On dirait qu’il met en scène la traque.

    « Esprit de l’hyène, viens à notre secours, implore le marabout. Éloigne le malheur, envoie un des tiens à la rencontre du chasseur et sois remercié ». 

    — Aaaa Taaaa module le contremaître à son tour.

    Et tout à coup le rythme s’accélère.
    Un son brusquement poussé par le vieux met en scène – on le jurerait – le cri strident qui fait frissonner. Celui, singulier, de l’animal nécrophage.

    Le soleil se lève et les trouve tous trois allongés, en silence, sur la grande natte.
    Chacun se pose la même question : le chasseur a-t-il pu trouver et tuer une hyène ?
    Des habitants ensommeillés arrivent de toutes parts.
    Les gosses, curieux, se groupent autour du marabout.
    La première épouse apporte une boisson chaude au vieil homme et appelle les enfants autour de la bouillie qu’elle dépose sur le sol de la cuisine.
    Les mains se remplissent et se portent rapidement vers les bouches avides.

    Tout va très vite.

    Le chasseur arrive avec un autre homme, portant l’hyène attachée sur deux longues perches.
    Le marabout se purifie ainsi que les trois danseuses qui interviennent dans la cérémonie.
    Les ordres de Père fusent. En procession hiérarchique, ils partent vers le fleuve.

    Pour se concilier les esprits de la brousse et des ancêtres, le marabout et les danseuses portent un masque en bois.
    Celui du marabout représente les génies protecteurs du village.
    Ceux des femmes incarnent les forces de fécondité et de croissance.

    Père chante avec le groupe, suivi de Mère qui porte le paquet que constituent les vêtements de la petite, ainsi que les gris-gris des dernières semaines.
    Ils seront brûlés près du fleuve afin de rompre le lien de l’enfant avec le passé.




    Tous les habitants de la concession sont présents, même les travailleurs des champs qui ont momentanément abandonné les terres.

    Le rituel commence avec les danses. Il se poursuit par des prières que tous psalmodient pour honorer les esprits des morts et apaiser leur courroux. Chacun entre dans le fleuve et fait couler un peu d’eau sur sa tête. Le marabout implore :
    — En versant l’eau du pardon, nous lavons la souillure et soignons nos blessures spirituelles. Nous vous offrons ce repas et cette hyène et vous supplions de nous apporter votre protection pour la vie de l’enfant.
    Des bras vigoureux jettent l’hyène dans la profondeur du fleuve et le repas du rituel est laissé sur la rive, là où l’eau affleure.

    Ils s’en retournent tous vers le village sans un regard en arrière.

    Revenu le lendemain sur les lieux où la cérémonie fut menée, le marabout se baisse, ramasse le cadeau du fleuve à l’enfant.
    C’est un bracelet que les eaux ont ramené sur la berge.




    — COUMBA, dit-il en le fixant au poignet amaigri. Bienvenue parmi nous !

    L’enfant chétive, hier encore mourante, se lève et demande à manger.
    Tous se rassemblent autour du miracle.
    Les sourires se mêlent aux larmes de bonheur.

    * * *